Tourisme : Stop ou Angkor ?

Nous avons eu la chance en hiver dernier de visiter Angkor, l’ancienne capitale de l’Empire khmer au Cambodge. Au-delà de l’expérience personnelle, intense de par l’histoire, le symbole, l’étendue du site, les surprises du lieu, ce fut l’occasion de s’interroger sur le tourisme, sur ses conséquences bénéfiques, concernant la valorisation et la préservation du patrimoine touristique et des impacts économiques, comme sur ses effets délétères.

À ce moment-là, même si certaines voies s’élevaient depuis plusieurs années contre « le tourisme de masse » et ses graves impacts sur l’environnement comme sur les populations, nous ne pensions pas qu’un virus allait être le plus efficace des pourfendeurs de ce que la démocratisation du voyage et la massification du tourisme avait engendré, pour le meilleur comme pour le pire…

Impressions personnelles : Visiteurs extérieurs ou héros de leur propre voyage ?

En visitant Angkor, l’idée nous est tout d’abord venue d’écrire un article sur « l’appareil photo, meilleure ami ou ennemi du voyage ». Le déclic : se rendre compte que plus personne ne regardait les choses avec ses yeux mais uniquement à travers son smarphone ou autre reflex. Chacun a déjà constaté ce phénomène, mais lorsque vous vous rendez sur un site qui accueillait 2,5 millions de visiteurs sur l’année 2018, malgré une baisse significative du nombre de visiteurs depuis la pandémie du coronavirus, l’impression est encore plus flagrante. Mais le plus désarmant, c’est de voir qu’il est aujourd’hui inconcevable pour de nombreux touristes de ne pas être SUR la photo. Selfie en tête, mais pas seulement. Le ballet incessant des poses donne le tournis et empêche quiconque d’admirer quelque endroit que ce soit sans que dans son champ de vision ne se trouve ici une jeune chinoise magnifiquement fardée et savamment alanguie dans une embrasure de porte Khmer d’Angkor Vat, là une famille australienne demandant à un quidam d’immortaliser son passage sur les marches du Ta Prohm vu dans le film Indiana Jones et le Temple maudit, là encore, ne soyons pas chauvins, un couple d’amoureux français en mode selfie entre les racines gigantesques de ces arbres qui mangent peu à peu, mais respectueusement, les ruines encore majestueuses datant pour certaines du IXe siècle.

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En réalité, c’est comme si le lieu n’existait plus intrinsèquement. Il ne vit que par le fait que « j’y étais » et que je le prouve en images. Bref, l’inverse de ce que la découverte d’un lieu inconnu doit selon nous apporter en ouvrant un nouvel univers, en questionnant d’autres cultures et d’autres repères, en provoquant des émotions qui viennent de quelque chose qui nous dépasse parfois, temporellement, géographiquement, physiquement, émotionnellement. Comment interpréter ce besoin de faire exister la découverte à travers, en premier lieu, soi-même ? Narcissime ? Manque de curiosité ? Fierté ? Mode ? Dépendance aux réseaux sociaux ? Sans doute tout cela à la fois.

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C’est l’une des conséquences du tourisme dit de masse, mais évidemment pas la seule. Les conséquences écologiques, architecturales, sociales entre autres sont désormais bien connues. Au fil des ans et des liaisons aériennes low cost, certaines destinations atteignent un point de saturation qui les met en péril. La lagune de Venise ne supporte plus le poids des 30 millions de touristes par an qui s’y pressent (contre 100.000 il y a 40 ans), ni les vagues des paquebots qui la parcourent. Les pyramides d’Egypte, les îles des Philippines, les Fjords d’Islande, la Baie d’Along ou encore le Machu Picchu sont eux aussi en danger. Sans compter les infrastructures touristiques qui entraînent la destruction de la biodiversité, la surconsommation d’énergie qui génère l’augmentation des besoins en ressources naturelles, les déchets qui prolifèrent en mer comme en haut des plus inaccessibles sommets, l’érosion des lieux fragiles et la perturbation de la faune dès qu’un instagrammeur inspiré (ou payé) propose à ses x milliers d’abonnés de découvrir un lieu magique, l’impact du transport aérien etc. Les populations locales, même si elles vivent en partie de cette manne, ne sont pas exclues des effets néfastes du phénomène : augmentation des prix, immobilier par exemple, « folklorisation » forcée, très forte dépendance à une seule source de revenus qui, comme la réalité vient brutalement de le démontrer, peut soudainement se tarir. Le sujet est complexe, car parallèlement on a bien sûr envie de souligner que chacun a droit de voyager et que la démocratisation du tourisme longtemps réservée à certaines élites est un progrès social de plus.

Des premières initiatives économiques, marketing, durables

Certes, la remise en cause d’un certain type de tourisme n’est pas nouvelle mais la crise a révélé toute la complexité du sujet. Depuis plusieurs années déjà, certains professionnels du voyage s’interrogent sur la pérennité du modèle et cherchent à sensibiliser leur clientèle. Voyageurs du Monde déploie une politique responsable auprès de ses fournisseurs et veille à favoriser l’emploi local dans l’objectif de préserver l’écosystème local et impose un cahier des charges strict à ses partenaires. Saïga propose à ses clients de s’immerger au sein d’équipes de scientifiques et chercheurs contribuant à la préservation du patrimoine naturel à l’occasion de leurs vacances. Des applications comme Tookki recensent des hôtels, restaurants, activités et commerces responsables ainsi que des transports zéro émission. Le comparateur de vols Alibabuy essaie d’inciter les visiteurs de son site à partir hors saison ou informe sur les nouvelles mesures prises par les destinations sur-fréquentées. Des plateformes de réservation d’hébergement voient le jour, comme FairBNB, qui reverse 50% de ses revenus à des projets communautaires locaux afin de mieux redistribuer les richesses au sein des territoires. Des labels, ATR (Agir pour un Tourisme Responsable) par exemple, permettent d’assurer la qualité et la transparence des démarches mises en place etc.

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L’impact de la crise et l’émergence de solutions

Représentant 10 % du PIB mondial mais aussi le dixième des emplois à travers le monde, le tourisme est depuis de longs mois au ralenti ou à l’arrêt, et ce n’est pas terminé. Cette mise en pause forcée a permis de mettre en évidence à la fois les conséquences néfastes d’un tourisme de masse devenu incontrôlable et l’impérieuse nécessité de relancer une activité vitale à l’économie mondiale. Et c’est en ces termes, apparemment antinomiques, que le défi va se poser.

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La crise a joué le rôle de déclic tout en permettant de tester plusieurs solutions en faveur d’un tourisme plus durable et socialement plus inclusif. Quelques illustrations en vrac :

  • A Dubrovnik en Croatie, les autorités locales ont compris qu’il était indispensable de diversifier l’économie locale en la rendant moins dépendante du tourisme.
  • La réservation obligatoire a ainsi fait preuve de son efficacité et de ses vertus durant la crise, et on peut imaginer qu’elle sera généralisée pour les sites les plus fréquentés.
  • Des hausses de prix ou taxes sont également une des voies explorées : c’est notamment le cas de Venise pour financer le nettoyage, sur les îles Galapagos comme au Bouthan où certains touristes étrangers doivent s’acquitter d’une taxe d’entrée. L’idée sous-jacente : attirer un touriste haut de gamme, qui reste plus longtemps sur place tout en payant davantage.
  • Autre piste, les quotas : l’île de Boracay aux Philippines est fermée six mois dans l’année pour nettoyer les déchets et limite le nombre de touristes présents simultanément. Autre type de quotas évoqués, le quota carbone individuel pour limiter l’usage de l’avion.
  • Un nouveau tourisme, plus axé sur le patrimoine local et les chemins de traverse émerge et devrait voir son succès se renforcer. Tout comme un tourisme moins dense, plus respectueux de la nature, à travers diverses formes.
  • Les solutions digitales seront certainement d’une grande aide pour voyager différemment, consommer local, identifier les adresses éthiques ou solidaires, voyager de manière moins polluante etc.
  • Enfin, il faudra sans doute accepter de payer le vrai prix, « L’époque des voyages à prix toujours plus bas, réservés au dernier moment, et la multiplication des séjours courts et des city breaks semble bien en passe d’être révolue », juge Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du Monde précurseur du tourisme durable. « Comme dans l’agriculture, le vrai prix doit être payé, quitte à rétrécir le marché et à ce que le consommateur s’impose des nouveaux arbitrages dans son budget », ajoute-t-il. Il semble pour lui inévitable d’instaurer des taxes écologiques, « comme des taxes sur la biodiversité, les réserves naturelles et une véritable taxe carbone conséquente calculée sur les émissions liées aux déplacements ».

Bref, comme dans de nombreux secteurs la même question se pose : le tourisme peut-il vraiment devenir équitable, favorable à toutes les populations locales, respectueux de l’environnement et pérennisant les sites et tout ça en restant économiquement accessible ?

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Ces interrogations nous renvoient également à nos propres contradictions, tiraillés que nous sommes entre la volonté de visiter et de vouloir voir le monde de nos propres yeux et celle de le préserver du danger engendré par le tourisme de masse. C’est pour l’instant une simple phase de transition subie plus que choisie que le tourisme mondial va aborder, reste à savoir dans quel direction le vent tournera…

Zoom sur l’organisation d’un site touristique

À Angkor, visiter les temples construits entre le IXe et le XVe siècle éparpillés sur 400 km2 nécessite l’achat d’un pass de 1, 3 ou 7 jours, centralisé sur un seul point touristique. Ensuite, 2 circuits sont conseillés pour arpenter le parc archéologique par différents moyens de transport, le petit ou le grand mais la visite est libre. Régulièrement, vous croisez des checkpoints où votre pass est poinçonné chaque jour. Voilà pour l’organisation générale. Bien évidemment, et malgré l’étendue du site, la densité de la foule provoque de graves problèmes surtout qu’elle est concentrée sur 3 temples principaux – Angkor Vat, Ta Prohm et le Bayon – et aux mêmes horaires le matin et le soir (les touristes jugeant les heures de midi et de début d’après-midi trop chaudes)… Avant la pandémie, dix millions de touristes étaient annoncés pour 2025 : face à cet afflux de visiteurs et à des comportements souvent irrespectueux des ruines, des mesures de contrôle commençaient à être discutées, créneaux horaires et quotas notamment.

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Cet article a été écrit et mis en ligne le 19 Novembre 2020

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