Si la reprise post-covid de plusieurs secteurs que nous étudions chez Ciliabule s’est faite sans trop de difficultés, cela n’a pas été le cas pour le domaine culturel qui a eu plus de mal à s’en sortir. Les conséquences les plus lourdes ont touché le spectacle vivant, les musées, les galeries d’arts notamment.
Une récente enquête (réalisée auprès de 7 800 acteurs de la culture pour évaluer l’étendue des pertes financières et les conséquences du confinement à court et moyen terme sur l’emploi*) évalue à 25% la baisse moyenne de chiffre d’affaires en 2020 versus N-1. Bien sûr, dans ce grand paysage de la culture, toutes les activités ne sont pas logées à la même enseigne. Si certains ont subi un impact faible voire positif comme le jeu vidéo et plateformes numériques, que d’autres ont souffert mais devraient profiter d’un retour à la normale progressif d’ici la fin de l’année (livre et presse, production et post-production audiovisuelle), d’autres font face à des effets décalés et durables (architecture, archéologie, édition musicale). Dans notre agence marketing, nous sommes particulièrement attachés au spectacle vivant et au théâtre. Par affinité personnelle en tout premier lieu, ce qui nous a conduits à l’inclure dans notre champ d’intervention professionnel par le biais de notre offre marketing de la culture. Alors nous avons eu envie de jeter un œil dans les coulisses de ce secteur si enthousiasmant, mais si fragilisé. Avec l’espoir porté par les derniers mots d’Electre dans la pièce de Jean Giroudoux : « Lorsque le jour se lève et où tout semble saccagé et que l’air pourtant se respire, cela s’appelle l’aurore ».
Des impacts économiques… dramatiques
Avant l’épisode pandémique, le poids de la culture était estimé à 2,3 % de l’économie, avec un chiffre d’affaires de 97 milliards d’euros réalisé par près de 80 000 entreprises et plus de 635 000 personnes occupant un emploi à titre principal dans la culture. Dans les 25% de baisse annoncés de chiffre d’affaires du secteur culturel, c’est sur le spectacle dit « vivant » que l’effet sera le plus important, avec une chute prévue de 72 %, bien loin derrière les – 36% du patrimoine… Au théâtre, on est dans l’éphémère, contrairement à l’achat d’un bien culturel comme un livre qui peut être repoussé. Outre l’arrêt complet des recettes pendant le confinement, la saison 2021/2021 a été suspendue aux conditions de réouverture. Et là plusieurs problèmes se posent. Symboliquement, il faut bien se rendre compte que la distanciation sociale et les gestes barrières sont difficilement compatibles avec le théâtre, dans sa forme actuelle du moins. Au théâtre, les échanges sont multidirectionnels : entre la scène et la salle, sur la scène même entre comédiens, dans les coulisses où œuvrent de multiples métiers chargés de faire fonctionner la machine, entre le public qui partage en communion, entre équipes pendant les répétitions, etc. Sur la scène d’un théâtre, les comédiens éructent, s’embrassent, se battent, postillonnent et projettent leurs mots et leurs messages vers le public. Au théâtre, l’expérience se partage avec les autres spectateurs, entre rires ou émotions. Les limites entre scène et salle se fondent dans des spectacles de plus en plus interactifs qui font la part belle aux échanges, à l’apostrophe, à l’immersion.
Financièrement, les conditions de réouverture ont bouleversé le modèle économique de la majorité de salles qui repose notamment sur la billetterie et sur la vente des productions théâtrales à d’autres structures. C’est vrai pour certains lieux subventionnés (malgré des situations extrêmement différentes) déjà fragilisés par des subsides de plus en plus réduits. La situation a mis en péril leur raison d’être à savoir oser, défricher, donner accès au plus grand nombre et soutenir la création sous toutes ses formes et les artistes. Et c’était encore plus vrai dans les théâtres privés qui ne dépendent que des recettes des spectacles. Comment vivre avec des jauges réduites, une ouverture sans cesse reculée ou un couvre-feu qui imposent des revoir toutes les programmations ? Sans compter qu’on ne rouvre pas un théâtre aussi vite que qu’un cinéma qui a besoin de moins de personnel pour fonctionner, alors qu’autant de collaborateurs (sinon beaucoup plus) s’activent en coulissent lorsqu’un spectacle est présenté. Les hypothèses ne sont pas figées, alors il reste difficile de faire des projections. Mais de nombreux spectacles ont été annulés même si les répétitions ont pu continuer pendant le 2e confinement, les capacités d’investissement vont mettre à mal les programmations de saison, certains publics risquent de déserter les salles par crainte de possible contamination. On imagine mal, par exemple, des professeurs emmener des classes entières assister à un classique du répertoire ou une pièce illustrant le programme d’histoire de l’année comme ils le faisaient jusqu’à présent…
To play or not to play… That is (one of) the question(s)
La principale difficulté, comme dans de nombreux secteurs, résidait dans le lot d’incertitudes qui accompagnaient la période post-confinement. Les musées sont parvenus, au fur et à mesure des re/déconfinement, peu ou prou à rouvrir leurs portes à condition que l’espace permette de réguler le flux de visiteurs (moins de difficultés pour un musée accueillant 450 visiteurs simultanément dans 7 000 m2 comme le Palais de Tokyo à Paris que le Louvre qui comptabilise jusqu’à 40 000 personnes par jour l’été), pour les théâtres qui ont refermé les portes avant de les rouvrir puis de les refermer, de lourdes conséquences sont d’ores et déjà à envisager.
- Reprise très mesurée de certains projets théâtraux dans des installations de taille limitée
- Limitation du nombre de représentations et de l’affluence par salle de spectacle
- Diminution du nombre de pièces par théâtre (nettoyage entre chaque représentation)
- Impact des limitations sanitaires des salles de théâtre sur l’affluence du public étant donné l’impossibilité de décaler/réguler les publics comme dans des musées
- Ralentissement de la diffusion des productions à l’international
- Émergence d’autres types de productions avec moins d’artistes et moins de techniciens employés…
Dans les théâtres, une autre source de recettes est représentée par les abonnements proposés aux spectateurs qui bénéficient ainsi de tarifs préférentiels en échange de la réservation anticipée d’un certain nombre de spectacles. Ils sont souscrits en fin de saison N-1, permettent d’engranger la trésorerie pour pouvoir réserver de futures productions en N+2 ou en produire de nouvelles ce qui prend plusieurs mois. A titre d’exemples, et pour montrer le questionnement qui agite les structures théâtrales, citons les différentes stratégies adoptées par 3 théâtres de Lyon concernant les modalités de leur programmation 2020/2021 :
- Le TNP de Villeurbanne (Théâtre national) a décidé de ne pas proposer la formule abonnement cette année jugeant que « la situation actuelle ne permet pas de le mettre en place de façon suffisamment fiable ». Les abonnés de la saison 2019-2020 bénéficieront de tarifs préférentiels pour la nouvelle saison.
- Le Théâtre des Célestins (Théâtre municipal) lui a ouvert sa campagne d’abonnement en juin, presque comme d’habitude, mais uniquement en ligne et sur un nombre limité de places.
- Le Théâtre de la Croix-Rousse (Théâtre subventionné) propose un nouveau forfait plus souple que l’abonnement précédent, lui permettant davantage de latitude au fur et à mesure de l’agrandissement éventuel (et espéré) des jauges de spectateurs.
Et n’oublions pas les compagnies qui, n’ayant pas pu présenter et donc vendre leurs spectacles à des programmateurs pendant de longs mois sont parfois en grave péril…
Quel nouveau rôle pour le théâtre ?
On peut compter sur les opérateurs du secteur pour imaginer de nouvelles pistes. Et gardons bien en tête que la situation est différente pour le théâtre subventionné et le théâtre privé. Ceci étant dit, la proposition devrait être profondément modifiée. Les premières idées et expérience évoquées ?
- Des formes encore plus poussées de théâtre « hors les murs » avec des spectacles joués dans l’espace public, dans les lycées, des spectacles-balades, des spectacles en appartement pour 2, 10 ou 50 spectateurs et des dizaines d’autres possibilités.
- Des spectacles plus courts qui peuvent être joués plusieurs fois dans la même journée pour compenser la diminution du nombre de spectateurs pouvant assister à une représentation.
- Des productions théâtrales plus légères, pour lesquelles les consignes sanitaires sont plus faciles à respecter (moins de comédiens sur scène, moins de techniciens etc.)
- Le recours à la vidéo accrue, mixée avec le spectacle joué au temps présent
- Une attention accrue portée aux compagnies régionales – le circuit court appliqué au théâtre en somme – pour contrer les difficultés d’organisation des grandes tournées internationales (exemple de la Comédie de Caen qui accueille en résidence de création 36 compagnies, dont une vingtaine de structures locales de septembre à décembre)…
A ces nouvelles formes à imaginer se greffent les modèles économiques à repenser. Le confinement a montré le succès des captations de spectacles qui ont permis de conserver le lien entre le théâtre et son public. Si les méthodes de rémunération (du streaming comme des artistes d’ailleurs) ne sont pas encore matures et si ce théâtre virtuel ne séduit pas tout le monde, l’utilisation de solutions numériques semble une piste intéressante à explorer. Comme dans d’autres secteurs, certaines expérimentations mises en œuvre pendant la fermeture de salles pourraient être pérennisées. Avec comme objectif de diversifier les sources de revenus (et pallier le manque à gagner billetterie/subventions/ventes de spectacles), de donner un accès plus sûr aux publics notamment. Prérequis : conserver lien et mixité, sous une forme ou une autre, notions consubstantielles au spectacle vivant…
Entre une distanciation sociale antithétique avec le 6ème art et des jauges économiquement peu viables amputées d’une partie de leur capacité, la situation est loin d’être résolue… Ce qui fait de la culture, du spectacle vivant et notamment du théâtre un des secteurs les plus touchés, avec la restauration, le tourisme et l’aéronautique. La question de savoir quel type de théâtre sera « Covid compatible » est loin d’être tranchée. Cette période inédite sera-t-elle comme dans d’autres domaines un accélérateur de tendances ou une rupture de modèle ? Pour le savoir, donnons encore quelques mois et surtout ne présumons de rien. Laissons les acteurs jouer, les compagnies répéter, les rideaux se lever, les techniciens installer, les régisseurs orchestrer, les metteurs en scène imaginer, les muses Thalie et Melpomène inspirer les artistes du monde entier, ceux qui vivent du théâtre exister, tous les amoureux de cet art le soutenir et partager leurs émotions avec ceux qui ne le connaissant pas encore. Et pour ce faire, soutenir le secteur est essentiel. Car il est un impératif majeur pour que le spectacle vivant continue de vivre : que le combat ne cessât pas faute de combattants, comme dirait Don Rodrigue…
* Analyse de l’impact de la crise du covid-19 sur les secteurs culturels, mai 2020, Ministère de la Culture
Cet article a été mis à jour le 11 décembre 2020